Quand Jean-Baptiste DELAMBRE arpentait le Cantal.

 

Chacun sait que les festivités de la Méridienne Verte de l’ an 2000 sont un hommage rendu à la mesure de l’ arc de méridien entre Dunkerque et Perpignan par Delambre et Méchain, chargés de cette tâche par la Constituante en vue de l’ unification des mesures de longueur et de surfaces en France, dont le moins que l’ on puisse en dire est qu’ elles étaient variées.

Chacun sait aussi qu’ à cette occasion, un gigantesque pique nique aura lieu le 14 juillet, le long de cette ligne imaginaire matérialisée par la plantation de plus de 10000 arbres, et que diverses manifestations seront organisées, l’ une des plus originales étant celle de Vesdun près de Culan, où une reconstitution historique est prévue avec les instruments et costumes de l’ époque, suivie d’ une exposition très riche qui durera tout l’ été.

J’ ai pensé qu’ il y avait là l’ occasion d’ apporter ma très modeste contribution à cette initiative nationale en évoquant le travail de Delambre dans sa traversée du Cantal où, venant de Corrèze, il stationne deux fois, puis se dirige vers l’ Aveyron, où il doit terminer sa tâche à Rodez.

 

Bref historique.

 

Lorsque Delambre commence son travail, deux mesures de la Méridienne ont déjà été effectuées. Dès 1686, Cassini et la Hire, de Dunkerque à Collioure, sont parvenus à un résultat érronné, (en désaccord avec les calculs de Newton). D’ après leurs observations, la terre est renflée aux pôles. La querelle de l’ aplatissement commence et quelques années plus tard la méridienne sera vérifiée par Cassini de Thury et La Caille, avec des instruments plus précis et des triangles mieux construits. Elle conclura, en accord avec deux autre mesures d’ arc, en Laponie et au Pérou, à l’ aplatissement de la terre aux pôles, ou si l’ on préfère à l’ augmentation de la longueur du degré en partant de l’ équateur. Newton avait vu juste.

En1790, la Constituante décide l’ unification des mesures et charge deux astronomes de talent, Méchain, et Delambre, ( choisi après la défection de Cassini et Legendre), de mesurer une fois de plus l’ arc de méridien entre Dunkerque et Perpignan. Il s’ agit de remplacer la toise dite " du Châtelet ", ( il y en avait plusieurs légèrement différentes), par une unité ramenée à la terre, suivant l’ admirable formule de Condorcet:  " A tous les hommes, à tous les temps ".

Méchain est chargé de la mesure entre Barcelone et Rodez et Delambre entre Dunkerque et cette même ville. Ils sont munis tous deux d’ un nouvel instrument, le cercle répétiteur de Borda, construit par Lenoir, muni de deux lunettes à réticule, dont l’ une est solidaire du cercle et d’ autant plus précis qu’ il permet la répétition des angles, c’ est à dire l’ addition des mesures successives, divisant ainsi les erreurs de pointé, de collimation et de division du limbe. Il a été testé quelques années auparavant lors du rattachement de la France à l’ Angleterre et a donné de remarquables résultats. Deux bases sont également prévues pour la mise à l’ échelle de la chaîne des triangles, Melun et Perpignan, ainsi que des mesures de latitudes astronomiques, aux deux extrêmités pour la mesure de l’ amplitude de l’ arc, et à Paris, Evaux et Carcassonne, trois points intermédiaires, afin d’ étudier la variation du rayon de courbure méridienne et l’ orientation de la chaîne.

Tout est donc pour le mieux, à l’ exception de la situation politique qui va vite se détériorer, compliquer, voire arrêter un temps les mesures, à quoi il faut ajouter la méfiance et même l’ hostilité des habitants devant ces savants qui viennent d’ on ne sait où, et que l’ on rendra responsables des pluies et autres calamités naturelles. C’ est dans cet état d’ esprit que Delambre, accompagné de son fidèle auxiliaire Bellet, habile praticien, arrive à Aubassin, dans le tout nouveau département de la Corrèze en 1795. Ecoutons le : " On s’ en prenait à notre signal. On lui attribuait les pluies continuelles qui, pendant près de deux mois, suspendirent toute culture dans ces montagnes. Plus d’ une fois on voulut l’ arracher….La place de celui d’ Aubassin fut choisie par un temps horrible. La pluie et le brouillard empêchaient de voir à trois pas. On ne put trouver aucun vestige de l’ ancien signal. Il n’ y avait pas beaucoup à choisir à Violent, tant la crête de la montagne est étroite. De la ville de Salers, où nous étions arrivés par un temps pluvieux, le 20 prairial, nous vîmes Violent se couvrir de neige en un instant. Elle fondit le lendemain et rendit l’ accès de la montagne plus désagréable encore que difficile. D’ Aurillac à Montsalvy nous fûmes accompagnés d’ un orage des plus affreux. Nous cheminions dans le nuage même, à la lueur des éclairs et au bruit d’ un tonnerre continuel ".

Pour autant, il ne faut pas tomber dans la facilité romanesque d’ un Denis Guedj qui, dans son ouvrage " La méridienne " nous présente ici les deux hommes quasiment en haillons et sans ressources. Le seul document historique, extérieur aux intéressés, qui existe à ma connaissance se trouve dans les Annales de Lakairie, à Aurillac, qui précise: " Arrivée de Monsieur Delambre, célèbre astronome, chargé de mesurer une portion de l’ arc de méridien depuis Dunkerque jusqu’à Barcelone.Il venait de poser les signaux au Puy Violent et allait dans la commune de Montsalvy pour la même opération. C’était un bel homme, un peu âgé, plein d’ amabilité. Il a demandé  des lettres à l’ administration du département, pour ne pas passer pour sorcier, comme on l’ a cru à Salers ". "

 

 

Les deux stations du Cantal et celle du Lot.

 

 

Les triangles de la Méridienne de Cassiny de Thury étant bien constitués dans cette région, Delambre décide de les garder et ses retouches seront en fait infimes. L’ ouvrage qui résume magistralement son travail, " Base du système métrique décimal ", publié en 1810 en trois volumes nous permet d’ avoir une vue très précise de sa progression et de ses résultats.

Ainsi, entre Aubassin et Rodez, venant de Meymac et passant par Violent, Labastide du Haut Mont, Montsalvy et Rieupeyroux, les deux hommes vont voyager, puis stationner entre le 11 juillet et le 28 août, soit 10 jours à Labastide, 4 à Aubassin, 11 à Violent, 4 à Montsalvy; 4 à Rieupeyroux et seulement 2 à Rodez, au clocher de la Cathédrale. Ces différences s’ expliquent sans doute moins par le nombre de mesures, à peu près identiques chaque fois, que par les conditions météorologiques, très changeantes à cette époque de l’ année, parfois à un signal détruit ou détérioré et qu’ il faut remettre en place.

Ces mesures sont de deux sortes:

D’ une part les distances zénithales sur les signaux des points voisins, signaux au demeurant bien différents de ceux qu’ utilise l’ I.G.N. aujourd’ hui, des pyramides de bois de 5 toises de haut, soit 9 mètres, plus faciles à observer avec les lunettes du cercle, mais obligeant parfois à des corrections de phase. Ces premières étaient surtout destinées à la réduction à l’ horizontale des angles de la méridienne qui étaient alors mesurés dans leur plan. Mais aussi à des mesures altimétriques, encore que discutables à cause de la longueur des côtés et des incertitudes de la réfraction atmosphérique qui varie en fonction de la température journalière. A Labastide du Haut Mont, par exemple, lors de ces mesures zénithales, Delambre observe quelques monts du Cantal et commet deux erreurs d’ identification : Il se trompe sur un col apparent au nord du Puy Griou et le nomme col de Cabre, puis vise une " grosse montagne entre le col de cabre et Violent " qui n’ est autre que le Chavaroche. A sa décharge, il n’ a en sa possession que la carte de Cassini au 1/86400, relativement imparfaite dans cette région, peut – être aussi les renseignements des habitants dont il faut souvent se méfier.

D’ autre part, et surtout, le calcul le plus précis possible par répétition des angles des triangles, dont la précision finale conditionne la réussite de l’ opération.

Les points de stationnement, je l’ ai dit, sont ceux de la méridienne précédente, exception faite de Montsalvy, à ceci près que Delambre, recherchant toujours la meilleure solution, se montre très rigoureux.

Au puy Violent, il écrit "  Le signal était une pyramide composée de quatre arbres de 3,667 toises de hauteur. La base n’ avait que 0,333 toise de côté. La moitié supérieure était couverte de paille, la moitié inférieure était restée à jour, quoique j’ eusse ordonné de la couvrir.. C’est ce qui a rendu ce signal si difficile à apercevoir des stations de Bort, Aubassin et la Bastide.... Dans l’ impossibilité de placer l’ instrument au centre, je l’ en ai approché autant qu’ il a été possible

A Labastide, mêmes scrupules: "  Le clocher de Labastide, dont le toit n’ est que symétrique et non régulier et qui s’ élève de 2,5 toises au dessus de l’ église, fait en lui même un assez mauvais signal. Il est de plus assez difficile à démêler parmi les arbres qui l’ avoisinent. En 1740, on n’ avait pu observer toujours le milieu de ce clocher. On avait été réduit à observer quelquefois le pan occidental, et quelquefois l’ extrêmité orientale du bâtiment. Pour n’ être pas obligé d’ observer ainsi différents points succéssivement, ce qui aurait nécessité des réductions incertaines, il aurait fallu placer un signal sur le haut du clocher et s’y échafauder. J’ ai trouvé beaucoup plus simple de placer le signal au bout d’ une plaine qui est à l’ ouest de l’ église et qui s’ abaisse insensiblement. C’est dans cette plaine que se tiennent chaque année plusieurs foires considérables. "

A Montsalvy, nouveau problème. Cassiny de Thury avait stationné à la Chapelle Saint Pierre, aujourd’ hui Aubespeyre. Aussi Delambre écrit - il: "  De là, nous visitâmes la chapelle Saint Pierre. Elle est abandonnée et n’ a plus de porte. Le clocher n’ existe qu’à moitié. Un arbre est à l’ angle qui se présente le premier, à gauche en venant de Montsalvy.En 1740, on n’ avait pu de Violent distinguer suffisamment ces deux objets dont on avait observé l’ ensemble. A quelques mètres de la chapelle, on trouve une place commode pour un signal, seulement la Bastide nous parut un objet assez confus...Mais au nord de Montsalvy, et tirant un peu à l’ est, est une autre montagne appelée Puech l’ Arbre ou Puy de l’ Arbre.Je me déterminai à la prendre pour station… Au haut de ce Puy, on trouve les vestiges d’ un ancien fort environné de fossés et de retranchements. Les restes de ce fort sont de figure ovale irrégulière. Il ont 115 pas de circuit. En partant du centre du signal pour faire le tour, et en me dirigeant d’ abord sur Montsalvy, j’ ai compté 40 pas sur le bord d’ un trou en losange dans lequel était autrefois plantée une croix. Ce trou est à peu près au plus point du contour. On y aurait placé le signal si cet endroit avait une largeur suffisante ".

 

Les mesures

Le lecteur trouverait peu d’ intérêt à entrer dans le détail de toutes les mesures d’ angles de ces stations. Qu’il sache cependant qu’ au Puy Violent, la station la plus élevée, 1592m., la plus étroite, la plus difficilement accessible, et donc la plus inconfortable, l’ angle entre Aubassin et Labastide est mesuré 84 fois. Entre Labastide et Montsalvy, 38 fois. A Labastide, l’ angle entre Montsalvy et Aubassin l’ est 58 fois. Et ce qui est plus remarquable encore, c’ est que les diverses séries, mesurées en grades et converties en degrés (peut- être parce que les tables de logarithmes n’ existaient alors qu’ en cette unité, le grade étant pratique mais nouveau ) diffèrent assez peu. Un exemple parmi d’ autres: A Montsalvy, angle entre Labastide et Saint Jean de Rieupeyroux :

1ère série de 20: 87° 43’ 19’’,24

2ème série de 20: 87° 43’ 22’’,07

3ème série de 20: 87° 43’ 20’’; 98

Soit entre les extrêmes 2’’,83. C’ est à dire, à 50 kilomètres, une erreur en azimut de 0,68 mètres! De plus, si l’ on accepte une répartition gaussienne des pointés, l’ erreur est bien moindre. C’ est 5 à 10 fois meilleur que la précédente mesure par Cassini de Thury et la Caille.

On sait qu’ à Rodez Delambre rejoint Méchain qui tarde à donner ses mesures. Et pour cause. Delambre apprendra plus tard que celui-ci était rongé par une discordance de 3’’,4 entre ses deux latitudes mesurées en deux points de Barcelone. J.J. Levallois, dans son beau livre " 300 ans de géodésie française ", l’ attribue à une erreur systématique du cercle de Méchain.

Quoi qu’ il en soit, les observations astronomiques, les mesures d’ angles et de bases terminées, Delambre ne trouve pour la base de Perpignan qu’ un désaccord de 0,14 toise, soit 26 centimètres, entre sa longueur déduite des calculs géodésiques et sa mesure sur site à la règle bimétallique de Borda. Mais il sait que son arc est trop petit et sa courbure trop irrégulière, pour donner à lui seul une valeur correcte de l’ aplatissement terrestre. Il l’ associe alors à celui du Pérou, se définit ainsi un ellipsoïde ad hoc, et peut enfin, le mètre devant être la dix millionième partie du quart du méridien terrestre, calculer sa valeur par rapport à la toise du Chatelet du départ. L’ étalon sera présenté au corps législatif le 22 juin 1799.

Le système métrique décimal que nous utilisons de nos jours est né.

 

AUJOURD’ HUI.

 

Le fait d’ avoir construit de nombreuses tables d’ orientation dans le Cantal et le Lot, et plus particulièrement à Labastide du Haut Mont et au Puy de l’ Arbre à Montsalvy, m’ ont amené tout naturellement à stationner aux sommets qu’ après Cassini de Thury, Delambre avait choisis pour l’ enchaînement de ses triangles, et où se sont succédés depuis les Ingénieurs géographes pour l’ élaboration de la carte dite de l’ Etat Major, les géodésiens de la méridienne de 1870 du colonel Perrier, enfin les ingénieurs de l’ Institut géographique national pour l’ élaboration de la carte au 1/25000

Les points de stationnement ne sont pas rigoureusement les mêmes. Certes, au Puy Violent, compte tenu de l’ exiguité du sommet, ils ne doivent pas différer de plus de 3 à 4 mètres. Mais à Montsalvy, plusieurs kilomètres les séparent, puisque le Puy de l’ Arbre remplace la chapelle Saint Pierre. En me référant au texte de Delambre et à quelques calculs personnels, son point de station était situé sur la motte du château de Mandulphe, aujourd’ hui couronnée de hêtres, à 28 mètres environ du monolithe de 1870, pratiquement à l’ ouest. Quant à Labastide où les renseignements sont plus précis, le point était à quelques mètres au nord-est de ce même monolithe, pratiquement sous l’ antenne T.D.F. soit à 260 mètres à l’ ouest du clocher.

Mais depuis ces opérations, plus de 200 ans ont passé. Quand on sait que beaucoup de bornes IGN modernes disparaissent ou sont déplacées, que de nouveaux bâtiments sont construits, que d’ autre part, on sait que Delambre, comme il le précise pour Aubassin, ne matérialisait ses points que par un simple pieu de bois équarri destiné à centrer son cercle avant ou après la dépose du signal, il ne faut pas s’ étonner de ne trouver aucun vestige de son passage.

Rien, cependant, ne disparaît tout à fait. Restent les souvenirs et, par delà la commémoration festive de la Méridienne verte du 14 juillet 2000, ce mètre dont nous nous servons tous les jours sans trop en connaître l’ histoire, et dédié, il faut le rappeler encore, " à tous les hommes, à tous les temps ".